Plus vrai que nature

Si vous êtes déjà allés au Japon, vous avez certainement déjà croisé des « Shokuhin-Sanpuru » [1]. Ce nom désigne la représentation en plastique des plats présentés dans les vitrines de la plupart des restaurants. Ils permettent de donner un aperçu du menu : ainsi vous ne serez pas surpris en voyant ce qui arrivera dans votre assiette ! Aujourd’hui, c’est une véritable industrie qui représente plusieurs milliards de yens chaque année. Ce concept est très bien illustré par une expression japonaise « les Japonais mangent avec les yeux ». Ceci explique à quel point les plats présentés en trois dimensions ont un impact considérable sur les clients qui les préfèrent à de simples photographies. Ces répliques évoquent visuellement d’autres sens - le goût, l’odeur, la texture et la sensation en bouche - fournissant instantanément beaucoup d’informations pour le futur client. En tant qu’outil de marketing, le sanpuru est omniprésent dans la culture de consommation courante et quotidienne.  

Cire & poésie

Selon l’histoire officielle, cette idée originale vient de l’industriel Takizo Iwasaki qui fonde en 1932 sa première compagnie de nourriture en cire ; Iwasaki Be-I, toujours en activité et leader du marché aujourd’hui.  Dans un épisode de « Begin Japanology » sur la NHK English TV,  Iwasaki raconte que sa femme était malade et qu’il ne pouvait pas payer la facture d’électricité, ils ont donc dû utiliser des bougies. Un soir, il a enlevé un morceau de cire fondue et a vu son empreinte digitale imprimée. Il a laissé couler de la cire sur le tatami et a observé comment le motif des stries était reproduit avec précision. Une relation lui a demandé s’il pouvait faire des modèles d’échantillons alimentaires et malgré son manque d’expérience, il accepta, sûr que cela pouvait être fait avec de la cire. Mieux ! Sur la page Web de l’entreprise, une vidéo d’introduction précise qu’Iwasaki a laissé la cire s’égoutter dans l’eau et que celle-ci a formé une belle fleur à sa surface. Des années plus tard, après de nombreux tests et essais, ses premiers sanpuru sont des omelettes qu’il arrive à vendre à plusieurs restaurateurs d’Osaka. Selon la « légende », Iwasaki présenta à sa femme une fausse omelette, garnie de sauce tomate, et celle-ci se laissa abuser par le réalisme de cette réalisation. Alors que certains artisans avaient déjà commencé à fabriquer des modèles alimentaires rudimentaires dans les années 1920, Iwasaki aurait été le pionnier d’une méthode de production combinant précision et volume et cela le conduisit à ouvrir un atelier dans sa ville natale de Gujo Hachiman, ville pittoresque nichée dans les montagnes à plus de trois heures à l’ouest de Tokyo. La cire fut remplacée par le plastique dans les années 1970, ce qui permit un rendu beaucoup plus réaliste. La mise au point d’un procédé permettant de rendre la transparence étant désormais possible, les sanpuru de boissons se sont alors développés. Et encore de nos jours, l’entreprise Iwasaki Be-I demeure le leader du marché ...

La version prosaïque

Plusieurs chercheurs ont approfondi le sujet, et ont découvert qu’il existait des modèles alimentaires en cire avant 1932. Yasunobu Nose, journaliste et auteur du livre sur l’industrie des échantillons alimentaires ; 眼で食べる日本人#食品サンプルはこうして生まれた, affirme que le premier a été réalisé en 1917 par Soujiro Nishio à Kyoto, qui fabriquait des modèles anatomiques en cire. L’artisan d’origine travaillait pour des médecins et fabriquait des modèles pour des études pathologiques, telles que les maladies de la peau et les organes humains, avant qu’on ne lui demande de faire des échantillons de nourriture pour un restaurant. Si Iwasaki  porte la paternité de l’industrialisation du procédé, il semble probable qu’il n’ait pas eu l’idée par hasard. Effectivement, on trouve déjà des traces de shokuhin sanpuru en 1917 à Kyoto, et en 1920 à Tokyo. Au cours de cette décennie, il y a eu un véritable boom économique et de nombreux grands magasins ont ouvert des cafétérias pour répondre aux besoins des employés de bureau. Cependant, un grand nombre de personnes peu habituées à manger au restaurant  avaient du mal à se familiariser avec la cuisine de la ville. Ainsi, leur permettre de visualiser les plats à l’avance, était un moyen de leur faire savoir exactement ce qu’ils commandaient. Le premier grand magasin à tenter cette expérience fut Shirokiya[2] à Tokyo, où ils eurent l’idée d’afficher une portion de chaque plat. Mais… la vraie nourriture étant périssable et attirant les insectes, l’aspect n’était plus le même à la fin de la journée, et préparer la nourriture et la jeter tous les jours était très onéreux. Suite à quoi, ils ont eu l’idée de demander à Tsutomo Sudo, modéliste anatomique à Nihonbashi, de faire des modèles de nourriture factices. Fabriquée avec un mélange de cire de paraffine, de stéarate et de suif végétal, sa première création aurait été un sashimi de thon. Mais quelles que soient les origines, ce qui a véritablement boosté l’industrie est l’arrivée des étrangers. Après la Seconde Guerre Mondiale, lorsque de plus en plus d’étrangers sont entrés dans le pays, en particulier des soldats américains, et en l’absence de menu en anglais, les shokuhin sanpuru étaient donc la solution parfaite.


Si vous souhaitez vous approvisionner en sanpuru au Japon, une visite du quartier des ustensiles de cuisine Kappabashi Dogugai [3] à Tokyo à Asakusa s’impose. En tout cas, pour les petits gaijins que nous sommes, cela peut s’avérer assez pratique quand on ne lit pas les kanjis, car il suffit de montrer le plat et hop ! Plus la peine de commander au pif et de se retrouver avec du natto dans son assiette !